Discours de remise du prix Pierre-François Caillé 2025

Agnès Bousteau –

 

Bernard Lorenz – 

Nous sommes réunis ce soir ici pour célébrer cet art subtil, exigeant, irremplaçable qu’est la traduction : un art que l’intelligence artificielle ne peut pas encore, et peut-être ne pourra jamais, réussir vraiment.  

Un prix de traduction, c’est avant tout une marque de reconnaissance. Et elle a une valeur toute particulière lorsqu’elle vient des pairs, de celles et ceux qui savent ce que traduire veut dire. 

Le Prix Pierre-François Caillé, créé en 1981 avec le concours de l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs – Université Sorbonne Nouvelle, s’inscrit pleinement dans cette tradition. 

Au fil du temps, plusieurs partenaires se sont associés au prix — parmi eux, la Société des Gens de Lettres et la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France. 

Chaque année, ce prix récompense un jeune traducteur ou une jeune traductrice pour une œuvre littéraire, de fiction ou de non-fiction. 
Il poursuit trois objectifs simples et forts : 

  • faire connaître le métier de traducteur au grand public, 
  • reconnaître la valeur de ce travail souvent invisible, 
  • et encourager de nouvelles voix à se lancer dans cette aventure. 

Depuis sa création, quarante traductions, issues de vingt langues, ont été primées — de l’anglais au japonais, du turc au chinois, du suédois au grec : 
une véritable symphonie de langues et de cultures. 

Cette année, nous avons reçu treize candidatures, un peu moins que les années précédentes ce qui va peut-être de pair avec l’évolution du nombre de titres de littérature étrangère parus, en baisse aussi (selon l’adage « Publier de la littérature étrangère, c’est un peu la double peine : plus de coûts, moins de médias »). 
Après vérification des conditions d’éligibilité — la principale étant que les candidats ne doivent pas avoir publié plus de trois traductions — onze ouvrages ont été retenus. 

Ils venaient de langues aussi diverses que l’anglais, l’espagnol, le grec, l’hébreu, l’italien, le letton, le polonais, la langue des signes et l’ukrainien. 
Autant dire que notre jury a fait un magnifique voyage autour du monde. 

Dans une première phase, chaque livre candidat a été lu par au moins deux membres du jury, souvent davantage. 
Nos échanges, nos débats, nos fiches de lecture nous ont permis, lors de notre réunion du mois de juin, d’établir une liste de quatre finalistes. 
Ces quatre traductions ont ensuite été relues par l’ensemble des membres du jury. 

En octobre, lors de notre dernière réunion, le choix s’annonçait difficile : les quatre finalistes avaient tous accompli un travail remarquable. 

Nous allons maintenant vous les présenter : 

  • Les puits de Nuremberg, traduit du polonais par Katia Vandenborre ; 
  • La Rivière, traduit du letton par Louise de Brisson ; 
  • Presque jamais autrement, traduit de l’ukrainien par Nikol Dziub ; 
  • Aimer Israël – Soutenir la Palestine. Histoire d’un Israélien d’aujourd’hui, traduit de l’anglais et de l’hébreu par Bertrand Bloch. 
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Lucile Gubler – Les Puits de Nuremberg

d’Emil Marat, traduit du polonais par Katia Vandenborre, éd. Noir sur blanc. 

Ce roman relate l’histoire du groupe Nakam (« vengeance » en hébreu), qui s’est constitué autour d’Abba Kovner, poète juif d’origine lituanienne, né à Sébastopol en Crimée en 1918 et mort en Israël en 1987. Il s’est enfuit du ghetto de Vilnius pour combattre avec un groupe d’opposants dans les forêts lituaniennes. Une cinquantaine de juifs, dont les familles avaient été victimes de l’Holocauste, a voulu se venger contre le peuple qui avait donné naissance au mouvement nazi. Le projet visait à tuer un maximum d’Allemands par l’empoisonnement du réseau d’eau potable dans plusieurs grandes villes, dont Nuremberg. Les membres du groupe n’étaient pas unanimes sur cette action qui aurait frappé des innocents, voire des personnes qui s’étaient opposées aux Nazis dans leur propre pays. C’est le plan B qui est finalement mis en œuvre, à moindre échelle : l’empoisonnement du pain dans un stalag de Nuremberg où des officiers et des soldats SS sont détenus. S’ensuit leur intoxication alimentaire, et non leur mort.  

Le récit est puissant par sa précision. Depuis les premières exactions des troupes ennemies jusqu’à l’immédiat après-guerre, on découvre des faits qui ne sont pas au premier plan de la mémoire collective comme le massacre de Ponary. Pourtant, ils mettent en lumière la violence des forces en présence dans une région où les enjeux géopolitiques sont tout aussi cruciaux à notre époque. 

L’auteur contextualise la création et la vie du groupe Nakam en décrivant les antagonismes en présence en Lituanie au début du XXe siècle. Incorporée à la Pologne de 1920 à 1939, prise par les troupes soviétiques et restituée à la Lituanie en 1939, elle fut annexée à l’URSS en 1940 suivant le pacte Molotov-Ribbentrop de 1939, puis envahie et placée entièrement sous contrôle de l’armée hitlérienne dès juin 1941. Outre les guerres, ce pays a donc subi, de la part des Soviétiques, l’imposition à marche forcée du régime communiste et la déportation des opposants, et de la part de l’armée hitlérienne l’invasion militaire et les exactions contre les juifs, avec notamment la création puis la destruction d’un ghetto juif à Vilnius qui n’a rien à envier à celui de Varsovie.  

L’ordre est chronologique, à partir d’une multitude de textes, déclarations, poèmes et autres écrits, minutieusement référencés dans la postface. « Je n’ai pas attribué aux personnalités historiques non fictives (…) des pensées ou des points de vue dont je n’aurais pas trouvé la confirmation dans des documents d’archives ou des travaux d’historiens », y écrit Emil Marat. Ces sources représentent les témoignages les plus divers sur cette période trouble et complexe. Les protagonistes n’ont pas le recul de l’Histoire, nous ressentons leur quotidien. Evidemment, la question nous vient : « Qu’aurais-je fait à leur place ? »  

Le recours à un personnage fictif de femme, Wanda, dans de courts paragraphes insérés au cœur du récit crée un fil conducteur entre les événements rapportés. Ces passages sont signalés par une police de caractère nettement différente, qui ne permet pas la confusion à la lecture. L’auteur s’en explique dans sa postface, en faisant dire à Wanda : « Invente-moi, invente, je t’en prie. N’oublie pas ». Ce « N’oublie pas » fait réaliser au lecteur l’obligation dans laquelle s’est trouvée l’auteur d’éclairer des faits mal connus du grand public et nous ramène au devoir de mémoire de l’humanité.  

Dans ce récit journalistique au temps présent, qui décrit avec minutie des atrocités, apprécions la qualité des métaphores introduisant de la poésie, comme par nécessité pour contrebalancer la réalité crue : 

  1. 20-21 : « Dans les cinémas d’Europe, les spectateurs des actualités parlantes de Pathé voient des décombres et un quadrillage d’immeubles incendiés. Sur les prises de vue aériennes, Nuremberg fait penser à un rayon de miel vidé de son nectar. »
  2. 191 : « Lorsque la Russie, au début du siècle suivant, commença à gargouiller et bouillonner, comme si on l’avait mise sur le feu, »
  3. 224 : « La vieille Elektrit à lampes crépite, fait clignoter sa lumière et gémit, comme si elle était sur le point de se désintégrer sous la tempête des ondes radio ».
  4. 228 : Puis elle se tait. Le nom de « Varsovie » a aussi commencé à appartenir aux mots qui, même prononcés juste comme ça, éteignent la lumière du jour et font cesser les moments de bonne humeur.

Orane Desnos parle dans son article d’un « ouvrage puissant, nécessaire, qui rappelle que traduire, c’est aussi lutter contre l’oubli ». 

C’est l’occasion de rappeler l’importance des traductions, des traducteurs et des traductrices, comme l’indiquait Joëlle Dufeuilly, traductrice fidèle de László Krasznahorkai, prix Nobel de littérature 2025 : « il parle une langue que, hormis les Hongrois, personne ne parle. Donc pour atteindre quelque chose comme le prix Nobel, son sort dépend intégralement de ses traducteurs ». 

 

Françoise Wirth – La Rivière

Présentation

 

Virginie Buhl – Presque jamais autrement

Présentation

 

Bernhard Lorenz – Aimer Israël – Soutenir la Palestine. Histoire d’un Israélien d’aujourd’hui

Aimer Israël, soutenir la Palestine est un témoignage court en douze chapitres (212 pages) d’une grande densité. Écrit et publié à compte d’auteur en 2022 par Nir Avishai Cohen, traduit par Bertrand Bloch (avec un addendum rédigé après le 7 octobre) et publié en français en 2024 - la publication a par ailleurs été rendue possible grâce à une campagne de financement participatif -, ce texte s’impose à la fois comme témoignage personnel, analyse politique et cri d’humanité.  

« Israël ne veut pas que nous parlions de son arrière-cour, où il commet des injustices, seulement de notre belle façade. » 

« Aimer Israël » est d’abord un récit de vie, celui d’un Israélien né en 1981 dans une famille ashkénaze — petit-fils de survivants de la Shoah, agriculteur, officier de réserve, et militant des droits humains. Son parcours au sein de l’armée, notamment dans la brigade Golani, et son engagement dans l’ONG Breaking the Silence, confèrent à sa parole une légitimité rare : celle d’un homme qui aime son pays, mais refuse de taire ses dérives. 

Cohen interroge le récit national israélien dominant, met en lumière ses contradictions et ses angles morts. Il confronte le lecteur à ses propres identités multiples : bâtisseur et critique, patriote et pacifiste, soldat et témoin. 

Aujourd’hui, face à la montée d’une droite nationaliste de plus en plus dure, ce témoignage apparaît presque comme un acte de résistance. 

Pour Cohen, les mots « apartheid » ou « génocide » ne sont pas des provocations, mais des constats éthiques. Son récit, empreint d’une profonde humanité, nous rappelle que la coexistence reste pensable — et qu’elle vit encore dans les consciences israéliennes. Il dit :  « J’aime mon pays, mais je n’en suis pas fier. J’aspire à ce moment où je serai fier d’Israël, où je pourrai parcourir le monde et dire fièrement que je suis Israélien. Je crois que ce jour viendra ». 

Ce petit livre est en quelque sorte un ovni – aussi dans notre sélection finale. On est emporté par l’énergie et l’espoir suscités par la lecture. Il y a bien quelques erreurs de traduction – mais nous ne pouvions résister aux arguments avancés par Nir Cohen, traduits par Bertrand Bloch qui a bien rendu la fluidité des formulations, le style précis sans fioritures inutiles.

 

Bernhard Lorenz – Qu’est-ce qu’une « bonne » traduction ? 

Grande question… 
Pour nous, une bonne traduction, c’est d’abord celle qui ne sent pas la traduction, celle qui nous fait oublier qu’elle vient d’ailleurs, qu’elle est née dans une autre langue. 
Et c’est tout un art que de parvenir à cette invisibilité. 

La traduction est un art — un art d’interprétation, de recréation, de sculpture du langage. Elle est le travail d’un artisan-sculpteur. 

Le texte original est comme un bloc de marbre : le traducteur l’approche, le respire, l’écoute. 
Chaque mot qu’il taille est un choix, chaque éclat de pierre qui tombe, un renoncement. 
Chaque langue a sa texture, son grain, sa résistance : on ne traduit pas un poème japonais comme un roman russe, pas plus qu’on ne sculpte le bois comme le marbre. 

André Markowicz, traducteur de Dostoïevski, disait : « Traduire, c’est faire entendre une voix. » Il refusait de lisser le texte russe, préférant en restituer les heurts et les rugosités.  

Ainsi, le traducteur est un menteur qui dit toujours la vérité. Il laisse supposer que ce qu’il donne est un équivalent du texte d’origine, mais en réalité il est obligé à toutes sortes d’accommodements. Nous sommes tous ici un peu comme Borges qui affirmait en vantant les vertus de l’infidélité créative : « L’original est infidèle à la traduction ».  

 
On voit que la traduction est donc une forme de création. 

Le traducteur, c’est à la fois : 

  • un artisan, pour la patience et la rigueur,
  • un sculpteur, pour la sensibilité,
  • un passeur, pour le pont qu’il construit entre les langues,
  • et un créateur, parce que sa version devient à son tour une œuvre d’art. 

Chaque traduction est une main différente sur le même marbre. Le traducteur révèle, plutôt qu’il n’imite. 
Il taille le monde dans une langue pour l’offrir à une autre rive. Son œuvre est sœur, non jumelle ; libre, et pourtant fidèle. 

Traduire, c’est croire qu’une voix peut renaître ailleurs sans perdre son âme. 
Et quand le lecteur traverse ce pont sans sentir le vertige, 
le traducteur peut déposer ses outils : la sculpture tient debout, le texte respire. 

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Comparer quatre traductions, c’est un exercice à la fois passionnant et subjectif. 
Chaque juré a sa sensibilité, sa vision du texte, sa conception propre de la traduction. 
Notre jugement tente de conjuguer subjectivité et exigence : il est nourri par nos émotions, mais guidé par la rigueur. Nous savons que la fidélité absolue n’existe pas. 
Comme le disait Ladmiral, le traducteur choisit toujours « le moindre mal ». Et citons Meschonnic qui rappelait : « La bonne traduction doit faire, et non seulement dire. Elle doit être vivante, portée et porteuse. Il faut détricoter un texte dans sa langue pour le retricoter dans une autre langue.  

Comme nous n’avons pas d’outil pour évaluer de manière objective la « correspondance » de la traduction à son original, il nous faut « faire le deuil de la traduction absolue ». Nous ne disposons tout simplement pas « de critère absolu d’une bonne traduction, » c’est-à-dire d’une traduction qui soit fidèle.  

La traduction n’est jamais neutre. Elle est toujours l’œuvre d’un sujet, d’une voix. 
Et c’est dans cette tension, entre fidélité et liberté, que réside la beauté du métier. 
Un acte de lecture, d’interprétation, et surtout, un acte de confiance. 

C’est cela que nous récompensons ce soir. 

Le Prix Pierre-François Caillé reste un prix indépendant et fraternel. Il n’est pas influencé par les tendances du marché ni par les logiques médiatiques. 
C’est un coup de pouce sincère, donné par des traducteurs à un traducteur en début de carrière — un geste d’encouragement et de transmission. 

Et maintenant… le moment attendu 

Après des échanges riches, parfois passionnés, le jury a fait son choix. 


Et c’est avec un immense plaisir que je vous annonce que le Prix Pierre-François Caillé 2025 est attribué à : 

🎉 Louise de Brisson, 
pour sa traduction du letton de La Rivière de Laura Vinogradova. 

 

Louise de Brisson

pour sa traduction du letton de La Rivière de Laura Vinogradova, parue aux éditions Bleu et Jaune

 

Je suis très heureux, Louise, de te remettre aujourd’hui ce prix, au nom du jury, de l’ESIT, et de toute la communauté des traductrices et traducteurs. 

Merci pour ton travail, ta sensibilité et ta voix qui transmet la voix de Laura Vinogradova qui, grâce à vous, coule désormais dans notre langue comme une rivière.