Bruno Chanteau – Bonsoir,
Je serai bref (c’est toujours ce que l'on dit au début d'une prise de parole).
Je tiens tout d’abord à vous remercier de votre présence cet après-midi.
Je remercie La Cité Internationale de la langue française de son accueil ainsi que son directeur M. Paul Rondin de sa présence
Je suis extrêmement ravi que l'on ait pu organiser cette cérémonie ici.
Ce matin, vous avez pour certains, pu visiter l'exposition permanente. J'espère que vous avez pu apprécier ce court moment qui se veut un encouragement à revenir.
Je remercier aussi l’ESIT pour son soutien et sa participation continue à ce prix.
Je termine mes remerciements avec les représentants des associations présents.
Comme vous l’avez remarqué, nous sommes réunis un après-midi, et non en soirée comme habituellement.
Nous nous trouvons dans un nouveau lieu pour cette remise de prix, lieu emblématique de nos professions, un lieu où le nom de notre profession « Traduction » est suspendu dans la verrière que vous aurez au-dessus de vos têtes quand nous traverserons la cour couverte tout à l'heure.
Un rappel sur le prix PFC :
Pierre-François Caillé (1907-1979), cofondateur en 1947 de la SFT et président d’honneur et président fondateur de la Fédération internationale des traducteurs (FIT) | |
Dotation | 3 000 € |
Œuvres récompensées | Traductions en français d’œuvres littéraires de fiction ou de non-fiction (roman, poésie, théâtre, vulgarisation scientifique et technique, bandes dessinées, etc.) parues au cours de l’année précédente |
Candidat·es potentiel·les | Traducteurs/Traductrices ayant à leur actif au maximum trois ouvrages traduits et publiés, y compris celui objet de la candidature au prix. |
Cinq œuvres ont été sélectionnées sur l'ensemble de celles reçues et ont fait leur chemin jusqu'au au jury final
Mais je laisserai le soin au président du Jury Bernhard Lorenz de vous en dire plus et annoncer le lauréat ou la lauréate de cette année.
Avant cela, j'aimerais donner la parole à Monsieur Rondin, président de la Cité international de la langue française pour quelques mots.
Paul Rondin –
Bruno Chanteau – Merci Monsieur Rondin. Merci de la primeur que vous nous fêtes de l’ouverture du Collège internationale pour la formation des enseignants, traducteurs et interprètes de français ici à la Cité.
Je donne maintenant la parole à Mme Freddy Plassard au nom de l'ESIT.
Freddie Plassard –
Bruno Chanteau – Merci. J'invite maintenant Bernhard Lorenz, le président du jury à me rejoindre et je lui laisse bien volontiers la parole, sans une nouvelle fois remercier l'ensemble des membres du jury pour l'énorme travail effectué.
Bernard Lorenz –
Un prix de la traduction est toujours une marque de reconnaissance, encore plus quand il est décerné par la profession, ce qui est le cas du prix Pierre-François Caillé.
Depuis 1981, ce prix est décerné tous les ans avec le concours de l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Plusieurs autres partenaires ont été associés au prix selon les époques, dont la Société des Gens de Lettres et la Délégation Générale à la Langue Française et aux Langues de France. Le prix récompense un traducteur talentueux débutant dans l’édition, attribué par ses pairs, pour des traductions d’œuvres littéraires de fiction ou de non-fiction, même si au cours des 10 dernières années il n’y avait plus d’œuvre non fictionnel récompensé. Le prix poursuit trois objectifs :
- Il doit attirer l’attention du grand public sur le métier de traducteur.
- Il veut contribuer à la reconnaissance du travail du traducteur.
- Et surtout, il récompense un traducteur en début de carrière dans l’édition.
À ce jour, le Prix Caillé a distingué 39 traductions de 19 langues sources.
Cette année une petite douzaine d’Editeurs et traducteurs ont déposé une candidature. Nous avons examiné, après vérification du respect des conditions (les candidats ne doivent pas avoir plus de trois traductions de livres à leur actif !), finalement au total 10 livres candidats.
Les livres candidats sont lus dans une 1ere phase par au moins 2 membres du Jury (certains livres seront lus par cinq ou six membres – sauf s’il y a un avis « couperet » après deux lectures pour cause d’un travail du traducteur candidat insuffisant ou parce que l’Editeur n’était pas à la hauteur – oui, ça arrive malheureusement) afin de décider d’une liste de finalistes.
Au mois de juin nous nous sommes réunis pour décider des livres finalistes qui sont lus ensuite par tous les membres du Jury.
Pour le prix 2024, nous avons examiné finalement 5 livres que nous allons vous présenter maintenant :
- Immobilité de Brian Evenson aux Éditions Rivages, traduit de l'anglais (États-Unis) par Jonathan Baillehache
- Journal d'une invasion d'Andreï Kourkov aux Éditions Noir sur Blanc, traduit de l'anglais (Royaume-Uni) par Johann Bihr
- Ivre d'un grand rêve de liberté de Missak Manouchian aux Éditions Points, traduit de l'arménien par Stéphane Cermakian
- La Chouette aveugle de Sâdeq Hedâyat aux éditions Les Belles Lettres, traduit du persan par Sébastien Jallaud
- Trois âmes sœurs de Martina Clavadetscher aux Éditions Zoé, traduit de l'allemand par Raphaëlle Lacord
Dominique Durand-Fleischer – Immobilité
L’auteur
Brian Evenson est issu d’une famille de la communauté des Mormons, il a fait ses études à l’université de Brigham Young University (BY est l’un des fondateurs de la doctrine) et y a enseigné la littérature. Il a dû quitter son poste après la publication de son premier roman Altmann's Tongue (1994, traduit par Claro sous le titre La langue d'Altmann, Le Cherche midi, coll. Lot 49, 2015), à cause de plaintes des étudiants traumatisés par des scènes de mutilation particulièrement violentes. Il a quitté définitivement l’église en 2000. Il partage son temps entre l’écriture et l’enseignement dans différentes universités américaines. Il a également traduit depuis le français, en particulier deux romans de Claro La chair électrique et Bunker anatomie. Une partie de son œuvre s’inscrit dans la littérature de genre (le fantastique, l’horreur et la science-fiction). Parmi ses thèmes favoris citons les corps mutilés, la violence, l’illusion de la réalité et aussi la face sombre des religions.
Le roman
Immobilité se rattache au genre post apocalyptique, avec un héros déboussolé qui se réveille d’un long sommeil artificiel, infirme et amnésique. Le monde dévasté et toxique qu’est devenu la Terre après le Kollaps se réduit à quelques communautés humaines dispersées qui luttent pour leur survie. Ceux qui ont réveillé Josef Horkaï lui confient une mystérieuse mission : récupérer dans un forteresse un cylindre qui leur a été volé dont dépend l’avenir de leur groupe. Le roman suit la quête de Josef dans les alentours de Salt Lake City, accompagné de deux « mules » humaines qui le portent sur leur dos. Pourquoi Josef peut-il respirer librement alors que les mules sont équipées de scaphandres ? Est-il encore humain ? Est-il seulement vivant ou tout ceci n’est-il que le prolongement de son cauchemar ? A qui peut-il faire confiance ? Qui sont réellement les mules ?
Après être parvenu à sa cible, Josef revient à son point de départ (je ne dévoilerai pas le résultat de sa quête) avec davantage de questions qu’à son départ, et ce n’est pas le dénouement percutant et inattendu qui mettra fin à ses interrogations … ni à celles du lecteur.
Le traducteur
Jonathan Baillehache enseigne la langue et la littérature française aux États-Unis depuis 2008. Il se présente ainsi sur son site internet :
« […] je suis un professionnel passionné par le mot juste et les récits séduisants. Mon quotidien est consacré à la rédaction de contenu en ligne, la traduction littéraire, à l'exploration théorique et critique de la littérature et des nouveaux médias, ainsi qu'à l'enseignement de la langue et de la culture. Je suis fasciné par les différences de tons, de voix, de styles et de messages de chaque texte, et animé par le devoir d’en faire briller les singularités pour les rendre accessibles à de nouveaux publics. »
Il est membre du collectif de traduction expérimental OUTRANSPO (Ouvroir de translation potencial, créé aux USA en 2012, bâti sur le modèle de l’OULIPO – Ouvroir de littérature potentielle ), et à ce titre il recense des méthodes de traduction extravagantes pour des traductions créatives collectives.
Immobilité est sa première traduction publiée.
Le traducteur explique comment il a travaillé pour cette traduction : « Des échanges avec l’auteur ont été nécessaires pour repérer et comprendre ces mots abscons souvent ignorés en traduction et créer des monstruosités lexicales capables de rivaliser avec les mutations linguistiques de l’original.
J'ai ainsi maintenu tout au long de mon travail un registre, un ton et un rythme qui inscrit sans ambiguïté l’auteur dans la littérature de genre, tout en laissant place à une prosodie et un lexique capable d'accueillir le mélange d’horreur, d’humour et de poésie qui caractérise le rapport inspiré et novateur de l’auteur à la littérature de genre. »
Lecture de deux extraits
Lucile Gubler – Journal d'une invasion
Agnès Debarge – Ivre d'un grand rêve de liberté
Freddie Plassard – La Chouette aveugle
Sâdeq Hedâyat : La Chouette aveugle, Edition, traduction et dossier critique de Sébastien Jallaud, Introduction de Homa Katouzian, Paris, Les Belles Lettres, 2024.
La Chouette aveugle, (en persan : būf-e kūr), est un récit qui se présente comme une confession faite à la première personne par un narrateur anonyme. Dans la première partie, le narrateur raconte sa rencontre avec une femme inconnue et mystérieuse, dont le visage et le regard n’ont cessé de le hanter. Dans la seconde partie, il se livre à des retours sur son passé : les circonstances de sa naissance et de son enfance, l’histoire de ses parents, ses propres difficultés conjugales. Sa tentative de reconstitution des événements s’accompagne de visions oniriques et fantastiques, de sorte qu’il est difficile de reconstituer la temporalité de ce récit qui s’interrompt au matin, alors que le narrateur, vêtu de vêtements maculés de sang, attend son arrestation après avoir, semble-t-il, tué sa femme dans un accès de démence ou sous le coup de l’opium diront certains.
Cet ouvrage m’a avant tout intriguée. J’ai été déroutée, incapable à première lecture de saisir la construction du roman, très bref, ce qui m’a incitée à me documenter pour tenter d’en savoir et surtout d’en comprendre un peu plus. Je salue ici Marzieh Balighi de l’université de Tabriz et Negin Sharif, auteur d’une thèse sur le ressassement dans La chouette aveugle, qui m’ont tous deux beaucoup éclairée.
Le roman a initialement fait scandale en rompant avec les normes de la littérature persane classique. Il est néanmoins passé au rang d’œuvre canonique de la littérature persane contemporaine, adoubée par les surréalistes dont André Breton, ce qui a contribué, entre autres, à le canoniser.
La traduction que nous livre Sébastien Jallaud est en réalité une retraduction, et même la deuxième. Son auteur s’appesantit sur la première traduction, celle, quasi hagiographique, du diplomate et orientaliste Roger Lescot, publiée en 1953. Cette démarche est à ma connaissance plutôt inhabituelle de la part d’un retraducteur qui, sans ignorer les traductions précédentes, les commente rarement. On a affaire ici à une traduction–érudition où le texte même de La Chouette aveugle, est accompagné de tout son appareil critique :
- une introduction à l’œuvre,
- des textes de nature à la fois biographique et explicative retraçant les voyages de Sâdeq Hedâyat en Inde et en Europe,
- les circonstances de rédaction et de publication de cette œuvre, mais aussi
- la publication de deux nouvelles rédigées directement en français par Sâdeq Hedâyat et même
- l’édition de l’original de La chouette aveugle en persan, sans oublier
- tout l’appareil de notes abondantes qui jalonnent la traduction elle-même.
Le travail éditorial auquel s’est livré le traducteur est impressionnante :
- recherche des différentes versions de l’original, de leur genèse et comparaison de ces versions,
- mise en évidence des interventions sur l’original selon l’édition considérée,
- signalement des variantes d’un manuscrit à un autre,
sont autant d’éléments qui font l’objet soit de chapitres de la publication, soit de notes accompagnant la traduction.
La part faite à la première traduction n’empêche pas Sébastien Jallaud de nous exposer sa propre stratégie de traduction, elle en est même la justification, soucieux qu’il est de nous ménager une incursion dans un univers culturel et dans celui de l’auteur en particulier, en en faisant entendre la singularité. Si certaines formulations peuvent nous paraître étranges voire incongrues, c’est que le traducteur, désireux de faire entendre la part d’étrangeté non seulement de la langue source mais aussi de l’œuvre, laisse affleurer des expressions, des images, des métaphores qui peuvent surprendre, comme le goût de trognon de concombre de certains baisers. Ce parti pris l’amène aussi à conserver une part de la ponctuation et notamment le fameux tiret cadratin que S. Jallaud a jugé nécessaire de préserver comme un des éléments de la stylistique de l’auteur. Ce signe de ponctuation sert en effet à « noter le rythme et le flux de l’énonciation », à marquer « la scansion de la voix et… la tension de la pensée qui, s’appuyant sur ce qui vient d’être dit, se lance déjà vers ce qu’il reste à dire, en ne laissant guère d’intervalle au silence ». (p. 70).
Par la force des choses, en l’occurrence, de la langue, je n’ai pas eu accès à l’original, mais la lecture de la traduction se fait aussi aisément que l’œuvre elle-même le permet. Vouloir être trop cibliste c’est aussi gommer une part de l’altérité, y faire écran, au lieu d’y introduire, écueil précisément évité par Sébastien Jallaud.
Virginie Buhl – Trois âmes sœurs
Raphaëlle Lacord est née en 1987 au Luxembourg et vit à Lausanne avec son compagnon et leurs deux garçons.
Après avoir fait des études de lettres à Lausanne et à Paris, R.Lacord effectue des stages dans des maisons d’édition, à Paris et à Berlin. Alors qu’elle se destine au travail éditorial pour d’être au plus proche du travail sur les textes, elle s’essaie pour la première fois à la traduction et y prend rapidement goût. Elle participe en 2015 au programme Georges-Arthur Goldschmidt, destiné aux jeunes traducteurs et traductrices franco-allemands, et qui se déroule chaque année pendant trois mois à Berlin et à Arles.
Raphaëlle Lacord a également été lauréate de plusieurs bourses et résidences de traduction. En 2022, elle participe au programme Levée d’encres, initié par le Centre International de Traduction Littéraire d’ATLAS (Association pour la promotion de la Traduction Littéraire en en Arles).
Elle a collaboré à l’édition des Œuvres complètes de Gustave Roud au Centre de recherches sur les lettres romandes de l’Université de Lausanne, de 2018 à 2022. Ces Œuvres complètes en 4 tomes rassemblent l’œuvre poétique de Gustave Roud mais aussi ses essais critiques, ses traductions (Novalis, Holderlin, Rilke …), sans oublier le journal qu’il a tenu de 1916 à 1976. Elles ont été publiées en 2022 par les éditions Zoé. Raphaëlle Lacord en a édité le volume Traductions. Pendant ce grand chantier qui a duré quatre ans, c’est entourée d’une petite équipe dynamique d’autres chercheurs et chercheuses, qu’elle rassemble les textes à éditer à partir des archives du poète et traducteur romand, puis les accompagne d’un appareil critique constitué de notes et d’introductions.
Sa première traduction publiée est un roman intitulé Tout est toujours beau*, de Julia Weber. Depuis sa parution en allemand sous le titre Immer ist alles schön (Limat, 2017), le premier roman de cette jeune Zurichoise a largement circulé, jusqu’en Suisse romande où la traduction de Raphaëlle Lacord a été publiée par L’Aire, en 2019.
Ensuite, la responsable du domaine allemand des éditions Zoé, Camille Luscher, lui propose la traduction du roman de Martina Clavadetscher, qui vient alors d’obtenir le Prix suisse du livre, la plus importante distinction littéraire en Suisse alémanique. De par sa forme très originale, ce texte la séduit immédiatement. L’ambiguïté de la langue, due à l’identité tout aussi ambiguë de ses protagonistes – machines ou humaines ? –, et les nombreux retours à la ligne qui émaillent le texte en font un travail passionnant et exigeant.
Actuellement, Raphaëlle Lacord est membre de l’équipe d’Ecrire Encore Suisse, une plateforme littéraire pour auteur et autrices en exil. Elle en est la responsable pour la Suisse Romande, l’une des trois antennes du programme, ouverte en 2022. Dans ce cadre, elle s’emploie à mettre en place des ateliers en tandem qui associent des auteurs et autrices originaires d’Afghanistan, d’Iran, du Kurdistan turc, et de Syrie avec des auteurs et autrices suisses. Ateliers qui permettent d’assurer une continuité dans la création littéraire, malgré les aléas et les difficultés du déracinement et de l’exil. Chaque auteur et autrice en exil rencontre un auteur ou une autrice installé·e dans le monde littéraire suisse afin d’échanger sur le plan artistique, politique et personnel.
Côté traduction, Raphaëlle Lacord a récemment terminé une nouvelle traduction pour les éditions Zoé ; il s’agit du premier roman de Sarah Elena Müller : L’Enfant hors champ, à paraître en mars 2025. Elle travaille actuellement à la traduction des souvenirs de Ré Soupault pour les Presses du réel. Ancienne étudiante du Bauhaus, styliste, photographe et essayiste, Ré Soupault, de son vrai nom Erna Niemeyer, a traversé tout le 20e siècle et ses avant-gardes littéraires aux côtés de son époux, Philippe Soupault.
Trois âmes sœurs se lit comme un roman dystopique au féminin, dont l’action se déroule à trois époques différentes et dans trois lieux différents.
D’un luxueux penthouse new-yorkais à la ville industrielle de Shenzhen en passant par le manoir de Kirby Hall, le roman suit tantôt Iris, maîtresse de maison et conteuse d’histoires captivantes, tantôt Ada Lovelace, brillante mathématicienne de l’Angleterre victorienne (et demi-sœur de Lord Byron) ; et tantôt demi-sœur Ling, ouvrière d’une usine de poupées à taille humaine.
Trois femmes que tout semble séparer mais dont il s’avère qu’elles sont en fait trois âmes sœurs. Leur point commun ? Un asservissement à l’ordre établi : un ordre routinier, étouffant, totalitaire qui vise à transformer ces femmes et toutes les autres en simples poupées, parfaites, dociles – comme séparées de leurs pensées et de leurs émotions.
Grâce à un style narratif original et déconcertant qui donne à penser qu’Iris et demi-sœur Ling sont, elles aussi, des humanoïdes, le roman brouille les frontières entre humains et non humains. La mise en page composée de nombreux retours à la ligne et l’utilisation singulière de la ponctuation concourent à un aspect déstructuré des phrases, comme démembrées de leur mécanique habituelle.
Mais il s’avère peu à peu que l’autre point commun entre ces trois personnages est leur capacité à inventer la désobéissance. Ce que nous apprend le titre allemand du roman de Martina Clavadetscher,- littéralement « L’invention de la désobéissance », la version française nous laisse le soin de le découvrir au fil de la lecture. A l’heure où le développement de l’intelligence artificielle suscite beaucoup d’inquiétude sur l’avenir de nos métiers, ce roman audacieux nous invite à conserver la créativité, l’inventivité et l’originalité qui sont nos biens les plus précieux.
En sa qualité de traductrice, Raphaëlle LACORD a su se mettre au service d’un récit empreint d’une “inquiétante étrangeté” en respectant les ambiguïtés et les zones d’ombres du texte original, en restituant une écriture volontairement opaque et lacunaire, dans un français toujours lisible.
Bernhard Lorenz – La réunion du jury du début d’octobre s’annonçait passionnante. Les 5 finalistes ont sans exception fait un très bon travail et les livres étaient – comme vous l’avez entendu - fort différents (poésie, Science-Fiction, un journal sur une guerre qui dure toujours, une nouvelle accompagnée d’un travail de recherche universitaire immense ainsi qu’un roman que le monde éditorial dit être un « hymne à la narration comme force émancipatrice ». Et en effet, le débat était long et houleux. Comme disait un membre du jury après coup : « Les débats partaient un peu dans tous les sens par moments et le choix a été fait « sur le fil ».
Comme dans le passé, une question se trouvait au centre de nos réflexions et débats :
Qu’est-ce une bonne traduction ?
J’ai lu récemment un texte de Michel Tournier dans la préface de la traduction du roman de Erich Maria Remarque, Un temps pour vivre, un temps pour mourir. Il y écrit : « La traduction est certainement l’un des exercices les plus profitables auquel puisse se soumettre un apprenti écrivain. Le traducteur se doit d’apprendre à manier en virtuose les clichés, locutions, formules toutes faites, tournures usuelles et autres idiotismes qui constituent le fond de la langue dans laquelle il écrit, et dont l’absence ou la rareté caractérise ce qu’on a appelé le « traduit du ». Traduire une langue étrangère x en français, cela suppose avant tout une connaissance et une maitrise du français. La langue x, on peut l’éclairer par des recherches et notamment interroger des personnes la parlant de naissance. Mais le français, c’est le vôtre et personne ne vous aidera à l’améliorer. La plupart des mauvaises traductions pèchent par la médiocrité de la langue d’arrivée, non par une connaissance insuffisante de la langue de départ.
Notre jury composé de traducteurs sait bien la difficulté d’exprimer une pensée et une vision de l’univers dans une langue qui correspond à une autre culture. C’est par ailleurs dans un beau texte publié dans le n° 250 du mensuel de la littérature contemporaine la « Matricule des anges » que Carole Fily, lauréate du Prix Caillé 2017, écrit sur cette difficulté : « Comment faire résonner à la fois le sens et le son ? Faire mouche ? Et si la résistance ne venait pas plutôt de moi ? Parfois, il faut savoir lâcher le texte, lâcher prise (pour reprendre un terme à la mode), se décentrer, faire un pas de côté. Pourquoi pas plusieurs ? Aller marcher, dans les rues, écouter ce qui s’y dit, car parfois c’est là qu’on trouve la clé, le monde extérieur et son langage, vivant, étant une source d’inspiration incroyable. ».
Ceci en tête nous pouvons assurer que les 5 traductions en lice ont réussi d’être des passeurs, permettant aux œuvres de s’épanouir au sein du Français, et non pas des traitres, qui dénaturent l’œuvre en la décomposant et la recomposant, avec, parfois/souvent des pertes irréparables.
Pour notre jury, une bonne traduction c’est d’abord une traduction qui ne sent pas la traduction. Celle qui nous fait oublier que le texte que nous lisons est à l’origine une œuvre écrite dans une langue étrangère. Et c’est tout un art de faire en sorte que le traducteur ou la traductrice se fassent oublier. Et nous étions unanimes – dans cette Cuvée 2024 les 5 ouvrages en lice nous ont fait oublier l’allemand, l’anglais, l’arménien, le persan aussi.
Reste à savoir si la traduction que nous récompensons parmi les 5 finalistes est vraiment meilleure que celle des autres candidats ? Les débats au sein de notre jury ont bien montré que c’est difficile d’hiérarchiser 5 œuvres d’art. Je dis « art » parce que pas plus tard qu’avant-hier on a pu lire que Avignon université et la Cité internationale de la langue française appellent à l’inscription du métier du traducteur au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. Et dans la communication autour de cette demande on peut lire : L’art de la traduction, puissant et complexe, est logé dans la main du traducteur, comme il l’est dans la main du sculpteur ou du peintre, ou de tout artisan.
Notre Prix est la résultante de la subjectivité des jurés et peut-être aussi de l’esprit du temps. Le Prix Caillé que nous décernons aujourd’hui est complètement lié aux membres du jury de l’année 2024 et bien entendu aux candidats qui ont frappé à la porte cette année-là.
Une chose est sûre et certaine : Notre prix n’est pas parasité par des polémiques éventuelles sur des conflits d’intérêts, nous sommes loin de toute pression de grands éditeurs, distributeurs ou autres influenceurs … Notre prix est et restera un coup de pouce donné par des traducteurs à un autre traducteur en début de carrière.
Vous avez entendu les présentations des finalistes en lice pour le prix – et le temps est venu – de vous annoncer (j’espère que je n’ai pas été trop long) – le ou la lauréat(e).
Nous remettons le Prix Pierre-François Caillé 2024 à
Raphaëlle LACORD
pour sa traduction de Trois âmes soeurs de Martina CLAVADETSCHER, traduit de l'allemand, aux éditions Zoé
et je suis donc très heureux de lui remettre aujourd’hui le Prix Pierre-François Caillé.
Bruno Chanteau –
Merci et toutes mes félicitations à notre lauréate 2024.
Avant de vous inviter au cocktail de clôture, j’aimerais ajouter quelques mots.
Cette cérémonie se poursuit en quelque sorte demain matin. Les Matinales, de notre délégation Île de France organise, en lien avec le Jury du Prix PFC, une rencontre avec la lauréate de l’année dernière (traduction du tamoul)
Enfin, une dernière annonce : celle de la prochaine mise en place d'un prix SFT de la traduction pragmatique. Merci à Suzanne ETTER et Rupert Swyer pour leur travail depuis 18 mois. J'espère que le premier lauréat ou la première lauréate pourra être annoncée en 2026. Je lance ici un appel à volontaires pour la constitution du jury.
Je remercie aussi à nouveau l'ensemble des autres associations présentes.
Et bien sûr la Cité internationale de la langue française pour son accueil.
Je veux y voir une reconnaissance de l'importance de notre profession, l'importance des professionnels de chairs et d'os confrontés aujourd'hui à des vents contraires. Vents qui font croire à chacun qu'il ou elle est capable d'être traducteur, traductrice ou interprète aidé en cela, par une pseudo intelligence artificielle conçue par des personnes dont le seul objectif est économique, de faire disparaître nos professions, de s'accaparer la connaissance universelle au mépris de la propriété intellectuelle.
C’est là un sujet d’une extrême importance que nous avons évoqué lundi dernier 25 novembre avec le ministère de la culture et la DGLF LF.
Je le dis haut et fort ici, l'IA pour nous remplacer c'est non. Je ne le dis pas par égocentrisme, pour juste défendre nos emplois, non ! Le danger est trop grand pour nos compatriotes, pour les citoyens qui se retrouveront à la merci d'un logarithme. L'IA , c'est une atteinte à nos culture, une uniformisation de la langue et donc de la pensée, ce qui ne peut, à terme, que conduire, à une forme de dictature intellectuelle.
Là encore, ce sont des sujets que j'évoquerai de nouveau le 10 décembre ici même pour un colloque organisé par la Cité et l'université d'Avignon dont l’objectif à terme (le plus court possible) est l’inscription de la traduction au patrimoine immatériel de l'humanité.
De même, la SFT et l’AIIC France feront part de leur réflexions et position le 13 décembre pour la réunion du Groupement Interministériel de la Traduction.
La remise du Prix PFC de la traduction 2024 est maintenant terminée.
C'était ma dernière intervention lors de cette cérémonie. Comme vous le savez, je quitte la présidence de la SFT à la fin du mois de décembre après avoir effectué les deux mandats consécutifs autorisés par nos statuts. Je suis intimement persuadé que la prochaine présidence aura à cœur de faire perdurer ce formidable prix.
Je vous invite maintenant à quitter l'auditorium, à traverser la cour (n’oubliez pas de lever les yeux) pour nous retrouver pour le cocktail.
Merci.