Bruno Chanteau –
Freddie Plassard –
Bernard Lorenz – Un prix de la traduction est une marque de reconnaissance, notamment quand il est décerné par la profession. Ce qui est le cas du Prix Pierre-François Caillé.
Depuis 1981, ce prix est décerné tous les ans avec le concours de l’École Supérieure d’Interprètes et de Traducteurs, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Plusieurs autres partenaires ont été associés au prix selon les époques, dont la Société des gens de lettres et la délégation générale à la langue française et aux langues de France. Le prix récompense un traducteur ou une traductrice de talent débutant dans l’édition, attribué par ses pairs, pour des traductions d’œuvres littéraires de fiction ou de non-fiction. Le prix poursuit trois objectifs :
- Il doit attirer l’attention du grand public sur le métier de traducteur.
- Il veut contribuer à la reconnaissance du travail du traducteur.
- Et surtout, il récompense un traducteur ou une traductrice en début de carrière dans l’édition.
À ce jour, notre distinction a récompensé 40 traductions de 19 langues sources dont l’anglais, l’espagnol, l’italien, mais aussi le turc, le japonais, le russe, le grec, le roumain, le néerlandais, le suédois, l’islandais, le chinois et en 2017, pour la première fois, l’allemand.
Un prix, c’est une marque de reconnaissance – ceci d’autant plus qu’il est décerné par la profession.
Cette année, nous avons reçu une quinzaine de traductions et avons examiné, après vérification des conditions (les candidats ne doivent pas avoir plus de trois traductions de livre à leur actif !), 12 livres au total traduits du serbe, du grec, de l’albanais, de l’italien, de l’anglais (États-Unis), de l’espagnol, du catalan, du tamoul, du chinois (Taïwan), de l’ukrainien,… Ce qui nous a permis de faire un grand tour du monde.
Sachez que nous ne disposons pas d’une Commission de lecture qui ferait une présélection.
Dans une 1ʳᵉ phase, les livres candidats sont lus par au moins deux membres du Jury (certains livres seront lus par cinq ou six membres – sauf s’il y a un avis « couperet » après deux lectures pour cause d’un travail du traducteur candidat insuffisant ou parce que l’éditeur n’était pas à la hauteur) afin de décider quelle traduction mérite d’être mise sur notre liste de finalistes. Une fiche de lecture rédigée par les lecteurs du jury permet d’affuter les arguments pour ou contre une entrée dans la liste des finalistes.
Pour la petite histoire : cette année, une traduction candidate était de si piètre qualité qu’un membre du jury a « même » adressé un courrier à l’éditeur en soulignant qu’il est impératif pour une bonne traduction que le sens des expressions idiomatiques soit rendu et qu’on devait s’abstenir de traduire mot-à-mot comme à la page XXX : « elle s’était épilé les poils de langue » (vous avez bien entendu !). Le sens à rendre dans le contexte était : « ne pas avoir la langue dans sa poche » !
Au mois de juin, nous nous réunissons pour décider des livres qui d’après nous doivent figurer parmi les finalistes. En 2020, cette liste de candidats affichait trois traductions, en 2021, six, en 2022, cinq. Cette année, le nombre de finalistes était de quatre.
Une fois établie la liste des finalistes, les livres sont lus par tous les membres du Jury.
Pour le prix 2023, nous avons donc reçu, comme je vous l'ai dit, une douzaine de traductions candidates, et nous avons examiné au total quatre livres, que quatre membres de notre jury vont désormais vous présenter :
Björn Bratteby – Les Yeux de l'océan
Chers collègues,
Chers amateurs et chères amatrices de littérature et de traduction,
C’est à moi que revient le plaisir et l’honneur de vous présenter le premier des quatre livres de la sélection 2023 du Prix Pierre-François Caillé.
Je n’ai jamais vu une sélection aussi impressionnante depuis que je suis membre du jury. Les quatre livres sont poignants et d’une qualité exceptionnelle. Je ne peux que vous encourager à les lire tous les quatre.
Les yeux de l’océan est un livre à la frontière entre les genres entre fiction, récits autobiographiques et traité ethnographique.
Son auteur, Syaman Rapongan, que l’on voit de retour de pêche sur la photo de gauche [dans la présentation affichée à l’écran], est à la fois pêcheur, navigateur, anthropologue, traducteur, écrivain, dans cet ordre ou dans un autre.
Il est issu de la minorité Tao de l’île de Lanyu (l’île des orchidées en français et pongso no Tao en langue tao, ce qui signifie l’île des hommes). C’est une petite île située au sud-est de Taïwan, comme vous pouvez le voir sur cette carte [dans la présentation affichée à l’écran].
Le livre est traduit du chinois (Taïwan) par Damien Ligot.
Ancien étudiant de l’Institut d’anthropologie de l’Université Tsing Hua de Hsinchu (Taïwan), il est titulaire d’un Doctorat en Études de l’Asie et ses diasporas de l’Université Jean Moulin à Lyon III.
Damien Ligot a consulté Véronique Arnaud, Docteure d’État, chercheuse honoraire du CNRS au Centre Asie du Sud-Est, qui a effectué son premier terrain à Lanyu en 1971, la photo de droite [dans la présentation affichée à l’écran] a été prise à cette occasion.
Elle a permis au traducteur d’enrichir la traduction de nombreuses notes qui viennent s’ajouter à celles de l’auteur et qui mettent en lumière les particularités culturelles, linguistiques et historiques des Tao et des Chinois de Taïwan.
Syaman Rapongan commence son histoire par ses souvenirs d’enfance sur l’île de Lanyu. Il relate aussi des histoires qui lui sont contées par ses grands-parents et qui remontent au temps où l’île était sous occupation japonaise.
L’un des plus beaux récits dans ce livre est une histoire de pêche que raconte le père de l’auteur. Un jour où Il était parti à la pêche avec son frère, il avait vu un beau barracuda. Il l’a tiré avec son harpon, mais le poisson le lui avait arraché des mains.
« Si alors je n’étais pas parvenu à récupérer mon fusil-harpon, le barracuda aurait sombré au fond de l’abîme pour servir de festin à d’autres poissons, mais du fait que nous l’avons rattrapé, il est devenu pour ton oncle et pour moi un sujet de littérature océanique, dont nous narrons chaque année les épisodes, et autour duquel nous chantons des complaintes. C’était le destin de ce poisson. S’il était mort en mer, il n’aurait été qu’un cadavre en décomposition qu’aucun chant n’aurait jamais exalté. Mais sur terre, nous lui chantons des louanges. C’est le traitement réservé aux grands poissons, aux poissons de classe supérieure. Mon petit, tu sais que c’est là notre manière à nous, peuple de l’océan, de rendre hommage aux grands poissons. »
L’auteur raconte sa scolarité auprès de prêtres suisses venus prêcher le Bible. C’est l’un d’eux qui encourage l’auteur à poursuivre les études au lycée sur la grande île de Taïwan à la fin du collège. Ses parents ne veulent pas qu’il quitte l’île.
« …mes parents, mon oncle et mon grand-oncle, s’étaient montrés hostiles à l’idée que je puisse aller étudier au collège. Ils disaient qu’en allant à l’école des Han mon âme serait sinisée, que je deviendrais un Chinois han. »
Il raconte ensuite ses nombreux exploits comme jeune lycéen sur la grande île. Il finit sa scolarité et se voit proposer de devenir enseignant, mais il refuse. Il ne se voyait pas dans ce rôle et voulait réussir à entrer à l’université par mes propres moyens.
Il entama alors une vie de vagabondage avec un camarade dans l’ouest et le nord de la grande île.
S’ensuit la découverte de la capitale en plein essor à l’époque où Taïwan faisait partie des quatre dragons. L’auteur nous fait vivre la réalité des jeunes issus des minorités qui ont rejoint la capitale pour y travailler comme manœuvre ou coolie comme on les appelle en Asie. Les conditions de travail étaient extrêmement dures. Il n’y avait aucune protection sociale, ni même de notion de sécurité au travail.
Après avoir essuyé plusieurs échecs, il finit par être admis en 1980 au département de français de l’Université privée de Tamkang où il poursuit des études en littérature française et occidentale, fier d’être le « premier Aborigène de l’île de Lanyu à y être entré par ses propres moyens ».
« […] après plusieurs séjours à Taiwan il rentrera sur son île natale en 1989 pour “réapprendre” la culture de son peuple et “devenir un homme tao authentique”. Dix ans plus tard, il retournera sur la grande île pour faire une maîtrise d’anthropologie à l’université Tsinghua et légitimer, de manière scientifique, les spécificités de la culture des Tao ».
Il se bat aussi contre l’installation d’un site d’enfouissement de déchets nucléaires sur l’île de Lanyu.
Le livre est plein d’humour et d’humanisme lorsqu’il aborde la discrimination des minorités.
Il part en voyage à travers le monde et visite principalement des îles. Il va même jusqu’au Groenland !
Lors d’un voyage sur l’océan Pacifique il se trouve :
« Allongé à l’avant du bateau à regarder les vagues, j’ai soudain senti que je commençais lentement à guérir de ma colère, de ma haine, à faire taire mes plaintes. Je me suis mis à penser à ma femme et à mes enfants bien-aimés, à mes parents décédés, et à mes grands-parents qui m’avaient transmis les gènes de l’océan. Pendant un long, très long moment, je me suis laissé hypnotiser par les vagues, jusqu’à enfin m’endormir, plongé dans une transe, emporté dans un voyage onirique d’errances divines. Une onde sonore est remontée à la surface depuis les profondeurs. En langue tao, avec intensité, j’ai entendu l’océan me susurrer distinctement : À travers les voyages dans lesquels je t’emporte, tu deviens les yeux de l’océan. »
Mais c’est sur une petite île du Pacifique qu’il a eu une révélation :
« […] dans une petite librairie du village d’Avarua […] j’ai trouvé une carte du monde centrée sur l’océan Pacifique. C’était bien le moment de rire et de me moquer de moi-même. Pourquoi avait-il donc fallu que j’arrive jusque-là pour trouver une image complète de l’océan Pacifique ? Du coup, j’ai tout compris. Tout ce qui s’ouvre à l’est de Lanyu, là où le soleil perce l’horizon, appartient à l’océan et à ses peuples ; c’est là que naissent leurs histoires. »
Agnès Debarge – Le Pion
Marielle Leroy, pour sa traduction de l'espagnol de Le Pion,
de Paco Cerdà aux éditions La Contre Allée
Une partie, deux hommes, 77 mouvements. Une confrontation acharnée et redoutable entre deux grands maîtres : l’un, Espagnol, Arturo Pomar ; l’autre, Américain, Bobby Fischer. Ce qui se joue entre eux : une partie d’échecs, mais pas que… Entre l’Espagne étouffée par la dictature de Franco et les États-Unis de Kennedy, en pleine guerre froide, Arturo et Bobby sont eux-mêmes de simples pions, parmi tant d’autres de la grande Histoire.
« L’auteur a su admirablement bien mettre en contexte cette période qui transparait en filigrane tout au long de la partie », s’émerveille Maryvonne Simoneau, membre du jury du Prix Pierre-François Caillé. « Il arrive qu’une lecture suscite particulièrement notre intérêt. On ne se contente pas de lire, on s’approprie le texte et, plus encore, on pénètre dans son univers », ajoute Maryvonne qui, piquée de curiosité par le thème développé dans Le Pion, a approfondi sa lecture avec Le sacrifice du Roi de Livie Hoemmel (roman sorti en 2023 et qui évoque la machination du KGB en 1975 pour mettre fin à la carrière du meilleur joueur américain de l’époque : Bobby Fischer).
María Angeles Lebret-Sanchez, également membre du jury, a, elle aussi, complété sa lecture du Pion en se plongeant dans Los últimos (Les Quichottes en français) de Pablo Cerdà, 1er livre traduit par Marielle Leroy de ce même auteur. « On dit que le traducteur est un passeur, et Marielle Leroy a parfaitement réussi ce rôle. Grâce à sa traduction, j’ai découvert un excellent auteur espagnol qui m’était jusqu’alors inconnu. Je lui en suis reconnaissante. J'aime bien les traductrices et traducteurs qui me font connaître un bon auteur. »
Bien que les membres du jury du Prix Pierre-François s’accordent à dire, à l’unisson, qu’évaluer la qualité d’une traduction sans aucune référence au texte source est un véritable défi, c’est bien la qualité du français qui prime avant tout, tant en matière de fluidité que de style, sans oublier la grammaire, l’orthographe et la typographie. En ce sens, María Angeles a particulièrement apprécié « le style concis, concret, bien documenté, efficace et sans superflu » de la traduction de Marielle Leroy, et Maryvonne « son expression maîtrisée, son style bien articulé, sa précision lexicale et le sérieux de ses recherches traductologiques ».
« Lire une traduction, ce doit être quelque chose de naturel, de spontané, grâce aux choix pertinents et réflexivo-instinctifs opérés par le traducteur ou la traductrice, ce qui donne tout son sens au texte », ajoute Maryonne, en référence à la théorie du sens fondée par Danica Seleskovitch. Un idéal que la Marielle Leroy a su atteindre dans sa traduction du Pion.
Françoise Wirth – La Sterne rouge
Auteur : Antonythasan Jesuthasan alias Shobasakthi
Titre original : Ichaa
Roman traduit du tamoul (Sri Lanka) par Leticia Ibanez, paru aux Éditions Zulma
Ce livre coup de poing retrace l’itinéraire d’une jeune femme dans le cadre de la guerre civile qui a opposé Cinghalais et Tamouls au Sri Lanka dans les années 1983 à 2010. Il est écrit dans une langue simple et belle, directe, sans fioritures, parfois brutale, parfois imagée, voire onirique, quand sont évoquées des légendes et des traditions tamoules.
L’évocation est tellement forte qu’au fil de la lecture se pose forcément la question de savoir si cette histoire terrible est réelle ou imaginée. Pas de doute, toutefois, il est clairement indiqué sur la page de garde qu’il s’agit d’un roman, une œuvre de fiction donc. Et d’ailleurs le livre commence avec un glossaire d’urövan. On nous dit que l’urövan est une langue fennique appartenant à la branche des langues ouraliennes… mais cette langue n’existe pas, elle a été totalement inventée par l’auteur !
Une œuvre d’imagination, mais profondément ancrée dans une réalité violente et brutale, celle de la guerre civile au Sri Lanka, celle des combattants des camps cinghalais et tamouls, celles des hommes contre les femmes, celles de la société en général.
L’auteur jongle habilement entre la réalité et la fiction. Son texte est précisément situé dans des lieux et dans l’histoire, émaillé d’événements réels dont on a gardé le souvenir, même en Europe, comme le tsunami de 2004 ou les attentats commis au Sri Lanka par l’État islamique en avril 2019.
Deux récits se conjuguent. Il y a, d’une part, le journal de la combattante surnommée Ala (la sterne rouge du titre), petite villageoise tamoule bousculée par les événements, qui par la force des choses devient capitaine des Tigres de Libération de l’Ilam tamoul. Entrée à 15 ans dans un camp d’entraînement, elle n’a plus d’autre ambition que de connaître une mort glorieuse. Elle a à peine 19 ans quand elle est condamnée à 300 années de captivité après l’échec de la mission kamikaze qui lui a été confiée.
Ce récit est enchâssé dans un second, celui de l’écrivain-narrateur qui de manière quelque peu mystérieuse récupère le journal qu’Ala a écrit dans sa prison. Réfugié en Europe, cet écrivain apparaît comme une sorte de double de l’auteur, réfugié lui aussi et qui dans son adolescence a fait partie des Tigres tamouls : il sait donc très bien de quoi il parle.
Au-delà de la guerre au Sri Lanka, ce livre explore des thèmes très actuels qui trouvent écho dans nos propres vies : la question de la guerre, du terrorisme, celle des réfugiés, aussi, qui est traitée à double titre, au travers de la figure de l’écrivain-narrateur et de celle d’Ala qui raconte son exil en Europe du Nord.
Voici deux courts extraits qui seront l’occasion d’apprécier la finesse du travail de la traductrice.
D’abord le point de vue de l’écrivain-narrateur, réfugié à Paris :
Chaque samedi, en France, la guerre des gilets jaunes faisait rage. Au cours de ces samedis saints, des rebelles vêtus de jaune, s’emparant des rues et carrefours, purifiaient par le feu les mille pattes de la capitale. Sous les ponts de la ville incendiée, dans les stations de métro, dans les poches d’obscurité des ruelles, des Christ noirs et basanés, qui ont marché sur les vagues de la mer pour arriver jusqu’ici, endurent la faim et la soif.
À peine vêtus, ils subissent de plein fouet les assauts du froid.
De son côté, Ala, exilée en Europe du Nord, rapporte une anecdote que lui a racontée un ami africain qui suit des cours de langue urövan avec elle :
Comme je me suis levé un peu tard, j’ai dû foncer pour prendre le bus. Dans ma précipitation, j’ai frôlé un passager corpulent qui m’a lancé : " Dégage, espèce de diable noir !" Tout le monde nous regardait, mais personne ne disait rien. Je suis resté calme et j’ai répondu assez fort pour que les autres entendent : " Oui, monsieur, je suis noir ! Mes ancêtres étaient noirs, je suis né noir, je mourrai noir. Mais vous, monsieur ? Présentement, vous êtes blanc. Mais quand vous vous mettez en colère, vous devenez rouge, quand vous tombez malade, vous devenez vert, et quand vous mourrez, vous deviendrez bleu. Alors que moi, je ne changerai jamais de couleur !
Pour terminer, je soulignerai un dernier point, dans un tout autre registre : l’attention que ce livre porte aux langues, un intérêt qui forcément n’est pas anodin pour nous, linguistes.
Ainsi, Ala parle le cinghalais et le tamoul. Petite, elle est d’abord scolarisée en cinghalais, en raison de la fermeture de l’école tamoule de son village. Au détour de son parcours, elle devient d’ailleurs traductrice pour les Tigres et elle évoque à plusieurs reprises sa facilité d’apprentissage des langues (notamment de l’urövan !).
Quant à l’écrivain-narrateur, il a lui aussi accompli un travail de traduction, de tri et de réécriture pour nous livrer le récit d’Ala. Voici ce qu’il en dit :
J’ai téléchargé le contenu de la clé sur mon ordinateur portable. C’était un dossier de quelques centaines de pages scannées. Leur forme changeait à la moitié du manuscrit. Dans la première partie, l’écriture était maladroite. Dans la deuxième, elle devenait illisible. La graphie et la tonalité des textes laissaient supposer que les deux parties avaient été écrites dans deux lieux différents. L’auteur avait une écriture minuscule. Elle s’exprimait en plusieurs langues, en tamoul, en cinghalais, en anglais, et employait des lettres que je ne connaissais pas. Elle avait dessiné très précisément la carte d’une ville avec ses places, ses rues et ses toits enneigés. Elle avait glissé des signes secrets au milieu des lettres. Certaines pages étaient intégralement cryptées.
Chaque jour je m’évertuais à déchiffrer ces signes, je me retournais et triturais la cervelle. Ce travail s’est transformé en un défi aussi effrayant qu’enthousiasmant.
Je vais m’arrêter sur ces deux adjectifs : « aussi effrayant qu’enthousiasmant », car c’est exactement ce que j’ai envie de dire à propos de ce livre dont la lecture a été un véritable choc. Je crois que je n’avais rien lu d’aussi fort depuis très longtemps. La Sterne rouge est un livre dérangeant, parfois déroutant, absolument passionnant, et que l’on a du mal à lâcher une fois qu’on l’a commencé. Autant de raisons de remercier la traductrice, Leticia Ibanez, dont l’excellent travail nous donne accès à ce texte bouleversant.
Lucile Gubler – La vie tumultueuse de Mary W.
LA VIE TUMULTUEUSE DE MARY W. de Samantha Silva,
Traduit de l’anglais par Charlène Busalli, éd. Des Presses de la Cité.
Frankenstein : vous connaissez bien sûr ce nom, associé à l’image du monstre créé dans un laboratoire, qui échappe au contrôle de son créateur et s’en va terrifier le monde. Deux choses sont moins connues : le titre complet du roman, « Frankenstein ou le Prométhée moderne », et le fait qu’il est né en 1818 de l’imagination et de la plume d’une très jeune femme de 21 ans, Mary Shelley.
C’est sur la venue au monde de Mary que s’ouvre La Vie de Mary W. Sa mère, Mary Wollstonecraft, succombera 10 jours après, des suites de couches malheureuses. Autre information peu connue du grand public : Mary Wollstonecraft a été traductrice et critique pour M. Johnson, libraire et éditeur à Londres, et elle a signé plusieurs ouvrages, le roman « Thoughts on the Education of Daughters » en 1787, « Mary : A Fiction » en 1788, et des essais, dont les plus connus, datant de 1790, s’intitulent : « A Vindication of the Rights of Men » et « A Vindication of the Rights of Woman ».
Ce récit, on ne le lâche plus, une fois commencé. Tout d’abord il surprend, comme tout surprend dans la vie de Mary W. En effet, il alterne des chapitres à la première personne, où Mary W. se raconte en s’adressant à son nouveau-né, et des chapitres qui donnent la parole à la sage-femme, pour décrire le drame implacable en train de se dérouler. Les deux récits imbriqués sont aussi rudes l’un que l’autre. Il y a la violence subie par Mary W. dès l’enfance, à laquelle elle s’est opposée, par réflexe de survie : la violence d’un père alcoolique qui frappe sa femme et ses proches, et celle d’une mère victime, certes, et aussi mal aimante vis-à-vis de ses enfants. Audacieuse, Mary W. trace son chemin avec une unique boussole : résister, puis prendre tous les risques pour faire valoir sa volonté de faire des études, de vivre de son travail et, surtout, d’éduquer les petites filles et de leur donner la liberté de faire des études. Le deuxième récit, l’accouchement et les suites de couches, est encore une affaire de soumission des femmes à un ordre masculin. Le mari, qui ne fait pas confiance à la sage-femme, fait venir un médecin qui intervient sans se laver les mains, comme c’était la pratique à cette époque. L’infection qui en découle emportera Mary W.
Cette mise en abîme de la situation de soumission, fil rouge de ces vies (la mère violentée et mal aimante, mais aussi les proches de Mary, ainsi que la sage-femme) fait ressentir au lecteur jusque dans sa chair le carcan qui asphyxie les deux femmes, en butte à une société prévictorienne régie par des codes stricts. Sans échappatoire possible, jusqu’à ce que mort s’en suive. Cette violence n’est tempérée que par l’amitié qui lie Mary W. et Fanny, compagne d’infortune, et par la délicate attention de la sage-femme.
Bien sûr, nous sommes ici pour évaluer la qualité d’une traduction. Justement, cet ouvrage confirme ce qui est bien connu des traducteurs : il serait vain de chercher à découpler la qualité de la traduction de la valeur intrinsèque du récit, qui a pour terreau la violence des situations et la radicalité des postures des protagonistes. Le propos restitue cette brutalité par des phrases imagées dont la concision a dû nécessiter un travail spécifique sur la langue française. Certains passages vous font poser le livre un instant, tellement l’effet produit nécessite un temps pour sortir de la sidération :
« Mon visage était de marbre tandis que je faisais face à mon père, m’attendant, à la manière dont son col était en train de se resserrer, à un sursaut de rage. Mais je n’ai assisté qu’à son immense faiblesse. Et alors j’ai compris qu’un homme sans pouvoir est aussi pitoyable qu’un homme qui en abuse.
Je savais avoir hérité de sa rage : mon cœur était trop avide et mon esprit s’enflammait parfois. C’était là mon destin inexorable – mon nœud à moi. Pourtant je me demandais comment je grandirais autour : quel bien pourrais-je faire, quel mal défaire, en moi et en ce monde ? Sans une amie parfaite, ni même une amie tout court, pour me faciliter les choses.
Tout ce dont j’avais conscience à cet instant, petit oiseau [Mary raconte à son nouveau-né une séquence lors du petit-déjeuner où elle porte secours à son frère handicapé], c’est que beurrer une tartine n’est rien en regard de ce que l’on est capable de faire – de ce que l’on doit faire – pour ceux qui partagent nos plaies. »
La poésie des images ne laisse pas deviner qu’elles ont été écrites dans une autre langue :
« En mai, j’ai donné naissance à ta [grande] sœur, une expérience si exaltante que j’ai dit à Gilbert avoir eu l’impression d’atteindre le plus haut sommet des Alpes suisses et, le souffle coupé par tant de beauté, avoir eu envie de recommencer au plus vite ».
Et quelle façon de rythmer le récit !
« Ce qui est arrivé ensuite, petit oiseau, n’est pas la fin de mon histoire mais le début de la tienne ».
Ce rythme soutenu tout du long, même quand, retrouvant son souffle à grand peine, sauvée par un batelier de la Tamise où elle s’était jetée dans un pic de désespoir, Mary synthétise encore sa pensée tournée vers un unique objectif, contenu dans un mot qui ponctue la phrase et le livre :
« Lorsque j’ai ouvert la bouche pour parler, il a secoué la tête : nul besoin de dire quoi que ce soit. Mais je savais, en observant le visage de ce généreux batelier, qu’il avait raison. Je ne me jetterais plus de Putney Bridge ni d’aucun autre pont, ne boirais plus de laudanum, non plus que je n’essaierais de me trancher les veines. Je vivrais pour revendiquer la joie qui est mienne – la joie féroce, turbulente, sombre, conquérante et édifiante d’être humaine.
Et maintenant, petit oiseau, tu vas faire de même.
Le chagrin, ma douce enfant, te mettra à genoux, encore et encore, mais la beauté et l’amour aussi. Suffisamment pour te permettre de te relever, d’essayer encore, de vivre comme chaque être vivant le voudrait : libre. »
Être membre du jury Pierre-François Caillé apporte une intense satisfaction, celle de découvrir des trésors de la littérature étrangère, que l’on n’aurait pas nécessairement repérés autrement. Je suis heureuse de partager aujourd’hui avec le public l’intensité des moments de lecture que j’ai vécus, le cœur battant.
« Je ne souhaite pas que [les femmes] aient le pouvoir sur les hommes ; mais sur elles-mêmes », déclarait Mary Wollstonecraft. Ne passez pas à côté de ce récit puissant !
Bernhard Lorenz – La réunion du jury du mois de septembre s’annonçait passionnante. Les quatre traductions étaient de très bonne facture et nous avons longuement débattu. Un des sens de « débattre » est « avoir des discussions très vives ». Au mois de septembre, nous étions proches de nous « quereller » pour défendre nos traductions préférées. Comme dans le passé, une question se trouvait au centre de nos réflexions : Qu’est-ce une bonne traduction ?
Pour notre jury, c'est d’abord une traduction qui ne sent pas la traduction. Celle qui nous fait oublier que le texte que nous lisons est à l’origine une œuvre écrite dans une langue étrangère. Et c’est tout un art de faire en sorte que le traducteur ou la traductrice se fassent oublier. Et nous étions unanimes – dans cette Cuvée 2023, les quatre ouvrages en lice nous ont fait oublier le taïwanais, l’espagnol, l’anglais et le tamoul.
Olga Tokarczuk parlait dans la conférence inaugurale des IVᵉˢ rencontres littéraires de Gdansk en 2019 du « miracle que constitue la traduction d’une littérature vers d’autres langues, ce qui lui permet d’exister dans d’autres cultures ». Avec notre prix, nous rendons donc « hommage à ceux qui s’en chargent, les traducteurs, […] des êtres grâce auxquels les esprits parviennent à franchir les frontières entre différents mondes, et eux, par leurs talents et leur savoir-faire, ils ont la possibilité de dépasser les frontières, de les abolir pour créer, dans les alambics de leurs ordinateurs, la pierre philosophale de notre temps : l’universel.
Umberto Eco l’exprime un peu différemment ou simplement en disant « Dire presque la même chose dans une autre langue ». Vous entendez tous le « presque » qui implique une sorte de nécessité de négociation, puisque pour obtenir le meilleur résultat, il faut nécessairement être ouvert au compromis, céder sur tel ou tel point pour que l’essentiel soit sauvegardé. Nous savons que le traducteur ou la traductrice entrent dans l’univers des pensées et visions de l’auteur par l’extérieur. Ils disent, pour paraphraser Olga Tokarczuk : « Moi aussi j’y étais. J’ai marché sur les traces de l’auteur et maintenant, nous allons traverser la frontière ensemble…. Et ils prennent l’auteur et son texte par la main pour les faire passer la frontière du pays, de la langue et de la culture. «
Est-ce que la traduction que nous récompensons parmi les quatre finalistes de ce soir est meilleure que celle des autres candidats ? Dans une épreuve sportive, on se trouve sur le podium parce que l’on a été le plus rapide, le plus fort ou le plus performant. On peut comparer deux ordinateurs ou deux voitures sur des caractéristiques mesurables en toute objectivité.
Est-ce pareil pour le Prix Caillé ? La traduction, et je pèse mes mots, est un art, et le Prix Caillé récompense de ce fait un objet artistique. Ainsi, il est aussi la résultante de la subjectivité des jurés et peut-être parfois même de l’esprit du temps – nous l’avons vu dans nos débats irrigués par des questions et thèmes actuels comme le combat des femmes pour l’égalité ou contre l’oppression et les violences ! Les combats des minorités politiques et ethniques ! Les atrocités de la guerre en Ukraine – ou quelques jours après nos débats, la guerre entre Israël et la Palestine… Tout cela laisse des traces en nous tous et résonne à travers nos réflexions et argumentations.
Comment comparer les qualités de la traduction de quatre livres ? Comment dire au fond qu’une traduction est meilleure qu’une autre ?
Les jurés du Prix Caillé expriment leurs goûts, leur propre approche de la traduction qui sera nécessairement toujours subjective et influencée par la manière dont on est touché par un sujet ou une représentation.
Notre jugement est certes subjectif, mais prétend en même temps à une certaine objectivité. Toutefois, malgré nos sensibilités particulières, nous supposons aussi que notre jugement devrait ou pourrait être valable pour tout le monde.
Le Prix Caillé est donc complètement lié aux membres du jury dans une année donnée et aux candidats qui ont frappé à la porte cette année-là. Une chose est sûre et certaine : notre Prix n’est pas parasité par des polémiques éventuelles sur des conflits d’intérêts, nous ne sommes pas concurrencés par les prescriptions des bibliothécaires, libraires, blogueurs ou influenceurs… Notre Prix est un coup de pouce donné par des traducteurs et traductrices à un autre traducteur ou traductrice en début de carrière.
Nous avons entendu les présentations des finalistes en lice pour le prix – et le temps est venu – enfin (j’espère que je n’ai pas été trop long) – de vous annoncer le ou la lauréat(e) désigné(e).
Nous remettons le Prix Pierre-François Caillé 2023 à
Léticia Ibanez
pour sa traduction de La Sterne rouge de Anthonythasan Jesuthasan, traduit du tamoul, aux éditions Zulma
et je suis donc très heureux de lui remettre aujourd’hui le Prix Pierre-François Caillé.