Discours de remise du prix Pierre-François Caillé 2022

 

Bernhard Lorenz – Pour le prix 2022, nous avons reçu une quinzaine de traductions-candidates et avons examiné finalement au total 12 livres – traductions de l’arabe (Jordanie), de l’allemand (3 ouvrages), du portugais (Brésil), de l’italien, de roumain, de l’anglais et de l’espagnol (2 ouvrages). Des œuvres très diverses et d’un très bon niveau. En juin, nous avons choisi les finalistes (que nous avons décidé de vous présenter maintenant :

 

Françoise Wirth – Éclipse(s)

Aborder la lecture de ce livre, c’est un peu comme partir en voyage, ou partir en bateau, ou partir en voyage en bateau, ça tangue et ça remue.

C’est un livre court (une centaine de pages) qui se lit quasiment d’une traite (dans sa version française, grâce au grand talent de la jeune Émeline Plessier, dont c’est la première traduction).

Ce livre est donc l’histoire d’un voyage, où vous l’avez compris, il est beaucoup question de mer et de bateau. Il embarque le lecteur qu’il entraîne jusque dans une île scandinave perdue au milieu de nulle part, non seulement pour y voir une éclipse, mais aussi pour y regarder les étoiles. D’ailleurs si vous ne savez pas retrouver l’étoile Polaire et la Petite Ourse à partir de la Grande Ourse, vous l’apprendrez en lisant ce livre.

Je ne veux pas en dire trop sur le contenu car il serait dommage de divulgâcher une lecture que je vous recommande vivement. En quelques mots donc, le voyage, c’est celui d’un architecte italien septuagénaire de Trieste qui, au déclin de sa vie, décide de se rendre sur une île lointaine pour assister à une éclipse totale de soleil. Il accomplit là une sorte de quête existentielle, en partant à la recherche non pas d’une réponse mais d’une question, d’une interrogation (pour en savoir plus sur ce point, il vous faudra lire le livre).

Sur cette île il rencontre une vieille Américaine, originaire de Boston, qui arpente le monde depuis des années d’une éclipse à l’autre. Elle en est à sa 17e éclipse totale. C’est une sorte de collectionneuse d’éclipses. Entre ces deux protagonistes s’établit un lien improbable et ils concluent un pacte selon lequel chacun s’exprimera dans la langue de l’autre. Le livre comprend beaucoup de dialogues, lui s’exprimant dans un anglais relativement correct, conservé tel quel dans la version française, et elle s’exprimant dans un italien fantaisiste, émaillé d’anglicismes qu’il a fallu transposer en français. Ils échangent également avec les autochtones qui, eux, s’expriment dans un anglais pour touristes teinté d’un fort accent. La traductrice a, en outre, dû jongler avec l’alternance entre la langue familière (et étrangère) des dialogues et la langue soutenue de la narration, sans oublier les différences de registre, car le texte, très sensible, parfois poétique, mêle avec bonheur l’humour à la mélancolie, l’ironie à la nostalgie. Vous avez donc une petite idée de la difficulté à laquelle s’est trouvée confrontée Émeline Plessier pour cette traduction…

On a là, en effet, une approche très originale, presque expérimentale, de la composition d’un texte. Ezio Sinigaglia revendique d’ailleurs un intérêt pour le multiculturalisme et le multilinguisme et se considère, non pas simplement comme un auteur italien, mais comme « un auteur européen de langue italienne ».

Dans la version française, comme dans la version italienne, il en résulte un texte insolite, voire intrigant, par lequel il faut se laisser porter, embarquer, et qui offre alors un grand plaisir de lecture.

Extrait : (p. 23/24)

« Vous aussi, je imagine, vous êtes là pour le phénoménôn ».

« Yes, I am, of course ».

« Vous êtes astronomeur ? ».

« Oh, no ! Not at all ! »

« Quou-oi, alors ? Un passionné d’eclépse comme moi ? »

« Maybe, it’s a passion in a way, but a newborn one ».

 

Akron se sentait peu enclin à affronter le thème délicat de son intérêt soudain pour les éclipses avec une interlocutrice encore presque inconnue. Il fut donc reconnaissant pour sa discrétion à l’élégante femme en poncho blanc et noir qui, feignant l’indifférence pour la passion d’Akron, commença sans attendre à parler de la sienne, lui dévoilant alors, entre une gorgée de bière et une bouchée d’agneau avec des pommes de terre, un cas de collectionnisme aux caractères surprenants.

Mrs Wilson en était à sa dix-septième éclipse totale.

« And you are still shining ! » jeta là Akron, en s’étonnant du retour de sa veine ironique et en découvrant candidement ses incisives, dont seulement le quart (les deux latérales de la mâchoire inférieure) était l’œuvre de la nature.

Le compliment fut accueilli avec un sourire sobre et nostalgique. Comme s’il se retournait vers un passé d’une splendeur bien plus éclatante, le regard de Mrs Wilson se détourna de l’assiette pour transpercer la fenêtre ouverte sur l’occident, entraînant à sa suite les yeux d’Akron comme s’il les tenait en laisse.

La lente agonie du jour était finie. Le ciel, les falaises de basalte, les arbres nus qui en dessinaient les contours en pointillé étaient maintenant invisibles. Seul un lampadaire lançait à travers le fjord un long ruban jaune et oblique sur l’inquiétude de l’eau, jusqu’à la rive opposée, pareil à un pont précaire. Ce tremblement des ténèbres était la seule trace qui, de nuit, restait de l’océan.

 

Philip Minns – L'Épouse d’Amman

 

 

Agnès Debarge – La fin de la mégamachine

 

 

Lucile Gubler – Animaux invisibles

Ce récit embarque le lecteur dans une épopée avec ses épreuves physiques en territoire hostile dans les pays parcourus à la recherche d’animaux, ses réflexions vertigineuses mais indispensables qui soulèvent un questionnement philosophique sur ce que nous sommes. Il présente notamment l’immense avantage de ne pas parler d’environnement, démontrant, justement, à quel point nous, les humains, sommes partie intégrante d’un milieu organisé grâce à d’innombrables interactions avec les autres espèces, sans lesquelles nous ne pourrions exister.

Première plongée dans le sujet : « Ces étonnantes histoires vraies sont autant d’incitations à continuer de fouiller, comme disent les naturalistes, démontrant toujours et encore notre capacité à être transportés, transformés, par la conviction qu’en scrutant la poussière, les nuages ou la mer, à l’endroit précis où l’on n’aperçoit jamais rien, quelque chose émergera, sous les traits d’un animal. »

L’une des épigraphes plante le décor : « La vision du monde la plus dangereuse est celle de qui n’a pas vu le monde. » Alexandre de HUMBOLDT.

Arrêtons-nous sur la notion d’invisibilité, précisément : elle s’entend dans tous les sens du terme ; invisible à l’œil nu mais aussi invisible pour nous qui ne voyons pas certaines évidences.

Pour ce qui est du terme « animaux », référons-nous à son étymologie : « anima », l’âme en latin, pour comprendre à quel point le terme est englobant. Le livre part évidemment d’un constat : « À l’échelle mondiale, au cours des quarante dernières années, la Terre a perdu 60 % de ses populations animales. »

Rien que la liste des chapitres nous entraîne dans une déambulation emplie de mystère, du Bec-en-sabot d’Ouganda, à la Grande Barrière de corail d’Australie, au Yéti du Tadjikistan, au moa de Nouvelle Zélande, au tigre de Corée et à la danta du Vénézuela. On y entre par la petite porte d’un préambule intitulé « Des animaux pour emblème » et on en ressort l’esprit une dernière fois entraîné aux quatre coins de la planète, par les sonorités des noms cités dans les remerciements, les «Longues vues » qui referment le récit par une ouverture sur le monde.

Chaque chapitre offre son angle de vue : scientifique et aventurier, philosophique et sociologique. Les animaux décrits sont en voie de disparition ou disparus, invisibles à l’œil nu, ou encore fantasmés, avec la belle évocation des mythes du Yéti et de King Kong qui ont toute leur place ici. La variété des approches fait la richesse du propos et tient précisément le lecteur en haleine, comme avec un roman dont on est curieux du chapitre suivant.

Le langage est simple, sans prétention scientifique, mais extrêmement précis, et le récit documenté. Il est très bien écrit, les phrases portent notre réflexion avec fluidité et dans l’acuité du propos. Bien entendu, la traduction est à l’œuvre, ici, car dans le français tel qu’il est rendu, rien ne vient casser le rythme ni enlaidir une image.

Les commentaires sur la Grande Barrière de corail sont les plus emblématiques de la réflexion conduite tout au long du récit, car ils pointent l’aléatoire qui a pu présider à la création de minuscules particules constitutives des êtres vivants, dont les êtres humains. Frange de dentelle qui longe la côte australienne, cet « organisme prodigieux à la nature indéniablement animale, seul être vivant visible depuis l’espace », subit des dommages qui trouvent leur origine aux Etats-Unis ou en Chine. Ce qui n’est pas sans rappeler l’histoire de l’aile de papillon, démontrant au passage que la transformation des océans est bien un phénomène mondial.

Mais surtout, ce chapitre représente un point culminant de la pensée qui sous-tend le livre et nous bouleverse : « La confluence de quantités insondables d’êtes insignifiants produisait des associations merveilleuses, et c’est là, face à la Grande Barrière de corail, que je compris que chaque espace se raconte lui-même, et que chacun peut accéder au récit d’un lieu à condition de l’écouter, de l’observer, de le parcourir avec respect et tendresse. Je cherchais une façon de raconter la Grande Barrière, et c’est alors que, soudain, je m’aperçus enfin que cette créature était le produit de la réunion d’une infinité d’êtes minuscules qui, pris individuellement, seraient passés inaperçus, des points isolés, dénués d’importance, mais qui, additionnés, exprimaient un principe fondamental de la préservation de la vie sur Terre. C’est donc le Territoire lui-même qui me dicta la forme que devait prendre mon livre En la Barrera (Sur la Barrière), un agrégat de petites histoires, rencontres, descriptions, histoires brèves comme des étincelles – étincelles, étincelles, étincelles -, des éclats qui pourraient sembler indépendants mais qui trouveraient une unité en s’articulant autour d’une bête marine dont on ignore amplement la nature et auprès de laquelle je trouvai l’inspiration qui allait me dicter quelques-unes de mes pages les plus précieuses. »

« À Jordi Serrallonga, ton regard toujours posé sur la forêt », écrit l’auteur à son compagnon de route dans la première épigraphe. Ce regard nous accompagne, de la première à la dernière ligne.

 

Bernhard Lorenz – Tea Rooms

L'Éditeur (La Contre Allée) présente le livre ainsi :

Dans le Madrid des années 1930, Matilde cherche un emploi. La jeune femme enchaîne les entretiens infructueux : le travail se fait rare et elles sont nombreuses, comme elle, à essayer de joindre les deux bouts. C’est dans un salon de thé-pâtisserie que Matilde trouve finalement une place. Elle y est confrontée à la hiérarchie, aux bas salaires, à la peur de perdre son poste, mais aussi aux préoccupations, discussions politiques et conversations frivoles entre vendeuses et serveurs du salon.

Quand les rues de la ville s’emplissent d’ouvriers et ouvrières en colère, que la lutte des classes commence à faire rage, Matilde et ses collègues s’interrogent : faut-il rejoindre le mouvement ? Quel serait le prix à payer ? Peut-on se le permettre ? Qu’est-ce qu’être une femme dans cet univers ?

Ce roman social ou engagé frappe par sa modernité. Pourtant, il a été écrit il y a plus de 80 ans par Luisa Carnés, voix injustement oubliée. Merci donc à Michelle Ortuno que le jury du Prix Caillé avait déjà remarquée pour sa traduction de « Baby Spot » d’Isabel Alba, et bien entendu merci à son Éditeur – La Contre Allée -  de nous permettre de lire ce texte en français.

Tea Rooms offre au lecteur une succession de petites scènes alternant descriptions et dialogues qui se déroulent dans une sorte de huis-clos. Il parle quasi cinématographiquement – avec des panoramiques (les descriptions) et des gros plans - de la condition ouvrière féminine et des luttes sociales dans l’Espagne du début des années 1930. Luisa Carnés se concentre en effet sur l’espace scénique d’un salon de thé couru dans lequel entrent et sortent des clients de toute classe sociale et des livreurs. Comme dans une pièce de théâtre, une sorte de huis clos dans lequel se joue le destin de femmes victimes de la société patriarcale et religieuse espagnole de cette époque-là…

La narration débute avec des phrases assez courtes, dans une langue simple, quasi cinématographique, avec parfois des descriptions et sensations impressionnistes.  Un membre du jury a souligné lors de nos débats que : « C’est un festival de sons, de couleurs, d’odeurs, de formes, de sensations et de saveurs. » Dans le dernier tiers du livre, le lecteur assiste au réveil des ouvrières au raisonnement politique, à la critique de leur oppression, et les phrases deviennent plus longues et presque asphyxiantes. Tout cela est parfaitement rendu et conservé dans la traduction.

Chez Luisa Carnés, le lecteur d’aujourd’hui peut retrouver la radicalité pointue et désespérée d’une autre autrice oubliée de l’Histoire littéraire : Hélène Bessette ainsi que l’approche bienveillante et lucide des enquêtes de Florence Aubenas. Michelle Ortuno arrive à rendre vivant les dialogues et maîtrise parfaitement le paysage socioculturel de l’époque et son vocabulaire. 

Critiquant le poids de la religion, « qui atrophie les cerveaux », Carnés souligne de manière pamphlétaire le rôle fondamental de la culture pour libérer les esprits féminins des rêves sucrés et convenus que l’on s’acharne à leur servir. Et appelle de ses vœux le jour où « nous, les pauvres, on cessera d’avoir faim et les pieds trempés en hiver », quand dans la rue on appelle à la grève, et que la montée du fascisme en Europe est perceptible. Aucun doute, cela rappelle des évolutions actuelles

Extrait :

Avant, on croyait que la femme ne servait qu'à prier et à repriser les chaussettes de son mari. Nous savons maintenant que les pleurs et les prières ne mènent à rien. Les larmes provoquent des migraines et la religion nous abrutit, nous rend superstitieuses et incultes. Nous pensions aussi que notre seule mission dans la vie, c'était de chercher un mari, et depuis toutes petites on ne nous préparait pas à autre chose ; même si nous ne savions pas lire, ça n'avait pas d’importance : si nous savions nous faire belles, c'était suffisant. Mais aujourd'hui nous savons que les femmes ne sont pas seulement faites pour raccommoder des vieux habits, pour le lit ou pour se frapper la poitrine ; la femme vaut autant que l'homme pour la vie politique et sociale. (p. 242)

 

Bernhard Lorenz – Au mois de septembre, nous avons longuement débattu.

Qu’est-ce une bonne traduction ??

Pour notre jury, c'est d’abord une traduction qui ne sent pas la traduction. Celle qui nous fait oublier que le texte que nous lisons est à l’origine une œuvre écrite dans une langue étrangère. Et c’est tout un art de faire en sorte que le traducteur ou la traductrice se fasse oublier.

D’un point de vue technique, traduire signifie (d’après Umberto Eco) comprendre le système intérieur d’une langue et la structure d’un texte donné dans cette langue, et construire un double du système textuel qui, sous une certaine description, puisse produire des effets analogues chez le lecteur, tant sur le plan sémantique et syntaxique que sur le plan stylistique, métrique et phono symbolique et quant aux effets passionnels auxquels le texte source tendait. Le traducteur se demande s’il doit être fidèle à la littéralité du texte ou à l’intention du texte ou de l’auteur ? Au sens strict du texte ou à sa musicalité, à son rythme et sa dynamique ? Ainsi, la fidélité en traduction est à géométrie variable et peut parfois être proche de la trahison.

Umberto Eco le résume autrement en disant « Dire presque la même chose dans une autre langue ». Vous entendez tous le « presque » qui implique une sorte de nécessité de négociation, puisque pour obtenir le meilleur résultat, il faut nécessairement être ouvert au compromis, céder sur tel ou tel point pour que l’essentiel soit sauvegardé.

Est-ce que la traduction que nous récompensons parmi les 5 finalistes ce soir est vraiment meilleure que les autres ? Dans une épreuve sportive, on se trouve sur le podium parce que l’on a été le plus rapide, le plus fort ou le plus performant. On peut comparer deux appareils photo ou deux téléphones portables sur des caractéristiques mesurables en toute objectivité.

Est-ce pareil pour le Prix Caillé ? La traduction, et je pèse mes mots, est un art et le Prix Caillé récompense de ce fait un objet artistique. Ainsi, il est aussi la résultante de la subjectivité des jurés et peut-être parfois même de l’esprit du temps. Comment comparer les qualités de la traduction de cinq livres ? Comment dire au fond qu’une traduction est meilleure qu’une autre ?

Les jurés du Prix Caillé expriment leurs goûts, leur propre approche de la traduction qui elle sera nécessairement toujours subjective et influencée par la manière dont on est touché par un sujet ou une représentation.

Notre jugement est certes subjectif, mais prétend en même temps à une certaine objectivité.

En disant que telle traduction mérite tel prix, nous supposons que (presque) tout le monde devrait tomber d’accord sur la qualité de la traduction. Nous avons jugé avec nos sensibilités particulières, en supposant aussi qu’elle devrait ou pourrait être valable pour tout le monde.

Ce prix est donc complètement lié aux membres du jury dans une année donnée et aux candidats qui ont frappé à la porte cette année-là.

Nous avons entendu les présentations des finalistes en lice pour le prix – et le temps est venu – enfin (j’espère que je n’ai pas été trop long) – de vous annoncer le ou la lauréat(e) désigné après de longs débats que je qualifierais presque d’acharnés.

 

Nous remettons le Prix Pierre-François Caillé 2022 à

Eric Reyes Roher

pour sa traduction de Animaux Invisibles de Gabi Martinez, traduit de l’espagnol et je suis donc très heureux de lui remettre aujourd’hui le Prix Pierre-François Caillé.